La famille Briones
Lucia Briones Perez, 32 ans
Ligia Maria Briones Rodriguez, 14
Naraya Patricia Briones Rodriguez, 11
Arturo Alberto Briones Rodriguez, 7
Alba Nubia Vargas Briones (cousine), 17
Francisco Javier Vargas Briones (cousin), 16
Denis Vargas Briones (cousin), 15
Nelson Antonio Vargas Briones (cousin), 13 (absent)
Edrulfo Ivan Rodriguez (cousin), 14 months
1 chien
3 canards
Esteli, 12 Novembre, 1988
Le bulletin d’information une partie vitale de l’existence
Le premier rayon du soleil pointe son nez au dessus du toit de la petite maison et réveille les couleurs des arbres fruitiers et des fleurs du jardin. Lucia repousse avec précaution les couvertures pour ne pas découvrir le bébé qui dort près d’elle. Dans la cuisine, elle allume le poste de radio, et les sept enfants sortent des deux chambres pour écouter le premier bulletin d’information de la journée. Esteli, petit bourg de campagne à mille mètres d’altitude, est situé à la frontière de la zone de conflit et la guerre civile qui sévit dans le pays est la préoccupation permanente de tous les membres de la famille. Lucia sert café et gâteaux qu’elle vient d’acheter à la boutique du coin de la rue. Le vrai petit déjeuner, tortillas et crème salée, sa fille aînée, Ligia, le servira à neuf heures.
6 hrs 45 Lucia rappelle à chacun ce qu’il a à faire. Elle a en charge une maisonnée particulièrement importante : en plus de ses trois enfants, ses neveux et nièces orphelins de guerre, qu’elle a accueillis deux ans auparavant, le bébé de sa soeur cadette (qui suit des études de biologie à Cuba et dont le mari, ingénieur agricole et expert en tabac, travaille dans le nord du pays, en pleine zone de conflits).
Calculer au plus juste avec toutes ces bouches à nourrir
Vêtue simplement d’un jean et d’un chemisier, Lucia quitte la maison pour se rendre à son travail. Sa fille Patricia l’accompagne un bout de chemin. Elle va acheter de la viande. Il faut s’y rendre tôt ; cet après-midi, comme d’habitude, il n’en restera plus. Le cousin Javier les suit de près. Électro-mécanicien à la compagnie des transports de l’État, il suit des études le soir, comme la majorité des jeunes Nicaraguayens.
Depuis quinze ans, Lucia confectionnait des cigarettes à la Régie nationale des tabacs. Enfin, l’an dernier, la direction l’a transférée au Centre infantile rural, la garderie d’enfants de l’entreprise, où elle s’occupe des nourrissons. Cette promotion lui a valu une augmentation de salaire dont elle avait bien besoin. Abandonnée par son mari, il y a six ans, Lucia doit calculer au plus juste avec toutes ces bouches à nourrir…
Un impressionnant sens des responsabilités
8 heures. Les enfants vont rester à la maison jusqu’aux cours de l’après-midi. Ils font preuve d’un impressionnant sens des responsabilités et remplissent chacun leur tâche quotidienne. Patricia fait les lits, range les chambres, passe la serpillère sur les dalles de terre rouge du séjour. Puis, elle balaye le patio. Ce matin, elle rouspète un peu. Elle préférerait préparer son examen de fin d’année, mais doit s’occuper de son petit cousin Edrulfo Ivan. Dans un coin du jardin, Nubia lave les couches et vêtements du bébé dans le bac de ciment. Derrière elle, Ligia allume le feu de bois. La cuisson des haricots noirs est longue et il faut économiser le gaz qui est rare. Justement, Nelson et Denis partent avec une bonbonne. Ils devront faire la queue au moins trois heures avant d’échanger leur ticket contre la ration de gaz mensuelle.
Les vacances c’est assurer la récolte du café
10 hrs 30 Le petit déjeuner achevé, bébé endormi, la maison est silencieuse et tous les écoliers sont concentrés sur leurs cahiers. C’est la période d’examens, et dans dix jours la fin de l’année scolaire. Pendant les vacances, les lycéens sont mobilisés pour assurer la récolte du café, ressource primordiale du pays. Même Javier partira, son employeur est obligé de le libérer à cette période. « La jeunesse pour la récolte, les adultes pour la défense nationale », comme l’affirme un slogan d’aujourd’hui.
Protéger ceux qui lui restent
Agée de dix-sept ans, Nubia aussi veut partir pour aider son pays. Elle s’est portée volontaire pour ces trois mois durant lesquels elle pourrait enfin vivre comme toutes les filles de son âge. Lucia n’est pas d’accord. Elle compte sur Nubia pour diriger la maison pendant qu’elle est à la garderie. Et surtout elle s’inquiète : la cueillette a lieu dans une région de combats entre forces gouvernementales et forces rebelles antisandinistes (Contras). C’est d’ailleurs un spectacle incongru dans ce pays ravagé par la guerre que ces champs protégés par les soldats : étudiants et professeurs y récoltent le café ensemble avec cet entrain et cette bonne humeur qui de tout temps ont marqué la saison de la cueillette.
Malgré la protection, Lucia se rappelle douloureusement la mort de son fils de quinze ans, il y a de cela à peine un an. « C’est mon devoir d’aller combattre pour le pays, disait-il. » « Je ne me suis pas opposée à son départ et il n’est jamais revenu, constate Lucia tristement. Il y en a trop qui partent et ne reviennent jamais. » Elle pense aussi aux parents de ses neveux et nièces, Nubia, Nelson, Denis et Francisco Vargas Briones et au père de ses propres enfants qui, depuis la révolution, a quitté le pays et n’a plus donné signe de vie. Trop d’absents, trop de morts, Lucia voudrait bien protéger ceux qui lui restent.
Le réfrigérateur reste débranché
11 hrs 30 Les filles ferment leurs livres au moment où Nelson et Denis reviennent avec la ration de gaz. A treize et quinze ans, les garçons sont volontaires pour faire partie de la milice, et consacrent une journée ou une nuit par semaine à la protection civile. Ils participent à la garde des ponts, des écoles et de tout autre point stratégique. Très concernés, ils écoutent tous les bulletins d’information à la radio. Mais, depuis la mort de leur cousin et frère, ils sont plus réticents pour partir à la guerre. Ils attendent, comme Javier, d’avoir dix-sept ans pour faire le service militaire obligatoire.
12 hrs 30 Ligia sert le repas : riz, haricots et quelques morceaux de boeuf bouilli arrosés d’une boisson glacée à base d’avoine. Puis les écoliers se douchent, se changent et s’en vont en classe. Nubia, restée seule avec bébé, lui prépare un biberon et l’endort en le berçant. La jeune fille, un peu grippée, profite de la sieste de l’enfant pour faire la sienne. Une fois reposée, Nubia repasse rapidement les vêtements de toute la famille. L’électricité est si chère que par mesure d’économie même le réfrigérateur reste débranché.
« En peu de temps, ma famille a doublé »
16 heures Lucia, revenue de son travail, s’assied dans le fauteuil à bascule pour se détendre et regarder son petit neveu jouer à ses pieds. Elle aime beaucoup les enfants, mais ne veut plus en avoir. « En peu de temps, ma famille a doublé, dit-elle. Et je ne veux plus d’homme dans ma maison. Tout est bien ainsi. » Sa mère arrive de la campagne où elle vit seule. Bien que son lopin de terre soit dans les zones de conflit, elle a choisi d’y rester, continuant à élever les volailles et de cultiver son jardin. Tous les deux jours, elle vient à Esteli vendre des oeufs, des poules ou des légumes, et acheter avec son livret de rationnement les parts de riz et de sucre auxquelles elle a droit. Elle ne repart jamais sans passer chez sa fille pour bavarder un peu. Aujourd’hui, elle apporte des canards que la famille engraissera pour les fêtes de fin d’année.
Les hélicoptères de l’armée couvrent les voix
17 hrs 45 Javier et Nubia sont les premiers à se servir d’oeufs, de haricots et de tortillas. Ils suivent des cours du soir. La campagne d’éducation militaire des adultes est très populaire et la majorité des jeunes travailleurs peuvent ainsi poursuivre leurs études. A cette heure, les rues caillouteuses de la ville grouillent d’étudiants : ceux qui reviennent de leurs cours et ceux qui s’y rendent. A la tombée du jour, la maison de bois tremble et le bruit des hélicoptères qui se posent sur la base militaire d’à côté couvre les voix du reste de la famille qui termine le repas. Quand Lucia se lève de table pour aller laver la vaisselle dans la cour, elle dévisse 1’ampoule et l’emporte avec elle. Impossible de trouver des ampoules sur le marché et, chez les Briones, il n’en reste plus qu’une qui accompagne Lucia de pièce en pièce laissant le reste de la maison dans l’obscurité.
Elle berce, berce longuement le sommeil de l’enfant
19 hrs 30 Le dîner terminé, quelques vêtements lavés, bébé en pyjama, Lucia reprend son balancement dans le fauteuil de bois, le petit Edrulfo sur ses genoux. Elle regarde distraitement le vieux téléviseur, dont il faut deviner l’image, et berce, berce longuement le sommeil de l’enfant.